Et si le télétravail se révélait une boîte de Pandore pour tous les employés de bureau,
programmeurs, cadres et autres cols blancs qui l’apprécient depuis mars 2020 ? À l’image
des délocalisations qui ont touché les ouvriers dans les années 1980 et 1990, bien des
experts internationaux estiment que ce sont maintenant les emplois plus qualifiés qui
pourraient être exportés vers des pays plus pauvres. Si le Québec semble encore relativement
épargné, la pénurie de main-d’œuvre force déjà la main à certains employeurs. Portrait
de ce qu’on a baptisé la « télémigration ».
Dans une note économique qui a fait grand bruit en France en mai 2020, Cyprien Batut a écrit qu’« entre 35 et 40 % des emplois
nécessitant un diplôme » pouvaient être considérés comme « délocalisables ». Les principaux freins, jusqu’à l’arrivée de la pandémie
, étaient les coûts et les risques associés à cette délocalisation. « C’est ici que la généralisation du télétravail […] pourrait changer
la donne, car elle réduit considérablement le coût de délocalisation des emplois qualifiés, écrit l’auteur, membre du Groupe d’études
géopolitiques. Une mondialisation numérique qui naîtrait du confinement pourrait ouvrir une nouvelle ère où les emplois qualifiés
ne sont plus à l’abri de la compétition mondiale. » Il a cependant précisé, dans une entrevue au magazine Capital, que « seuls »
10 % des emplois qualifiés pourraient être exportés, car ils demandent beaucoup de supervision et de coordination. Un rapport du
Tony Blair Institute for Global Change, en Grande-Bretagne, estimait en juin 2021 qu’un emploi de col blanc sur cinq pouvait être
réalisé à partir d’un autre pays.
Tous les sondages le montrent depuis le début de la pandémie, le télétravail est plus populaire auprès des employés que de leurs
patrons. Au Québec, 38 % des employés souhaitent ce mode de travail à temps plein, selon un sondage mené par l’Ordre des
conseillers en ressources humaines agréées, contre 1 % des entreprises. Mais qu’arrive-t-il quand le télétravail permet aux employeurs
d’envisager des économies en embauchant à l’étranger ? Selon une consultation menée par le Conference Board aux États-Unis,
sur 330 organisations consultées, 36 % se sont dites prêtes à embaucher des travailleurs à distance situés dans un autre pays.
Ce taux était de 12 % avant la pandémie. « Les gestionnaires ayant été favorablement surpris par la productivité de leur personnel
à distance, les attitudes ont rapidement commencé à évoluer », indique un rapport publié en juin 2021 par la société française Coface.
Avant la pandémie, en 2019, ce terme a été inventé par le professeur d’économie internationale Richard Baldwin dans un essai,
Bouleversement de la « globotique » : mondialisation, robotique et avenir du travail. Il résume la télémigration comme le fait que
« des personnes établies dans un pays travaillent dans les bureaux d’un autre pays ». Quatre facteurs expliquent son « explosion »
prochaine : le recours grandissant au télétravail, les plateformes de travail indépendant en ligne, la traduction automatique et les
outils de « téléprésence ». « Cette évolution créera des bouleversements dans les économies avancées, où les prestataires de
services ont été en grande partie protégés contre la mondialisation », écrit-il.
Pour les responsables syndicaux, l’exemple des centres d’appels des grandes entreprises de télécommunications comme Bell,
Telus et Vidéotron, dont on a délocalisé une partie des activités depuis le début des années 2000, fait un peu office de canari dans
la mine. Tulsa Valin-Landry, président du Conseil provincial du secteur des communications (CPSC) du Syndicat canadien de la
fonction publique (SCFP), estime que le phénomène est appelé à s’accélérer. « C’est clair que le potentiel est là, c’est super
inquiétant. Ça nous a été prouvé pendant la pandémie : n’importe quelle entreprise peut maintenant envoyer à moindre coût la
job ailleurs. »
Il serait réducteur de ne voir les emplois dans les centres d’appels que comme des postes demandant peu de qualifications, et
donc plus faciles à délocaliser, estime son collègue Brian Leclerc, président de la section locale 5144 du SCFP qui représente
quelque 600 employés chez Telus. « Ce sont des tremplins. Bien souvent, ça encourageait les gens à aller chercher plus de
formation, on commence et on gravit les échelons vers des postes plus qualifiés […]. Et depuis quelques années, il y a moins
de promotion à l’interne, la valve est ouverte, mais en Inde et aux Philippines. Ça fait mal. »